Le Géant et la Lune (2e Partie)
LE GEANT ET LA LUNE (2e partie) Par Guillaume "Metatron" Woerner
— Voila pourquoi Jonas a fait tout ce chemin, conclut le géant.
Fang resta un moment silencieux. Ils marchaient côte à côte depuis une dizaine de minutes. Les rochers qui saillaient entre les pins avaient fait place à de hautes digitales, de grandes tiges vertes et rigides d’où fleurissaient parfois une fleur rose fushia aux longs pétales évasés.
— Et ton frère, demanda finalement le jeune homme ? Qu’est-il devenu ?
Le géant serra les poings et son regard se voila :
— Saber et Jonas ont croisé une bande d’ophidiens.
Ces créatures serpentines au sang froid étaient dénuées de la moindre considération pour les autres être vivants et leur cruauté faisait frissonner jusqu’aux nains dans leurs montagnes.
Fang n’insista pas mais le géant poursuivit néanmoins :
— Jonas n’aime pas les ophidiens et il a voulu ajouter des croix d’exploits sur son arme. Saber et lui ont fait un carnage parmi les serpents.
Le colosse roulait des épaules et jetait des coups de pieds, mimant un combat acharné.
— Mais les ophidiens ont eu peur et ont fait appel à la magie.
Le géant cracha par terre.
— Un être aussi grand que Jonas a surgi d’une porte noire. Il portait une faux et était accompagné d’une troupe de petites choses qui bondissaient dans tous les sens.
Fang avait entendu parler de la magie des ophidiens, qui n’hésitaient pas à invoquer les serviteurs des ténèbres pour leur venir en aide. Les démons détruisaient tout et étaient terriblement complexes à contrôler.
— Alors Saber m’a dit qu’il s’en occupait, et que Jonas devait trouver le sorcier des ophidiens et le tuer pour renvoyer les monstres de là où ils étaient venus. Jonas a trouvé le mage des serpents caché derrière un arbre et lui a cassé la tête d’un coup de masse.
Il fit une pause.
— Lorsque Jonas revint vers Saber, l’être des ténèbres et ses mignons avaient disparu mais Saber était à terre. Le sol était couvert de sang.
La voix du géant tremblait.
— Alors Saber a dit que Jonas était bien le plus grand guerrier des Ogmanans et que Jonas était bien capable de trouver la déesse tout seul. Saber a dit qu’il attendrait Jonas dans les plaines de l’après vie et qu’ensemble ils iraient tuer tous les ophidiens qu’ils trouveraient. Mais avant ça, Jonas devrait achever la mission.
Fang regardait le visage du colosse. Il n’aurait su dire si les gouttes qu’il voyait rouler sur les joues du géant étaient des larmes ou la pluie.
Il s’aperçut que celui qu’il croyait être un pillard avait une âme pure. Son instinct n’était plus ce qu’il était…
— Jonas, je vais t’aider à trouver Yllia, déclara le jeune homme en tournant brusquement vers l’est.
Le géant écarquilla les yeux, mais le suivi sans un mot au travers des bouquets de digitales. Les grandes fleurs déversaient sur eux l’eau de pluie qui roulait sur leur tige et ils furent bientôt trempés comme des soupes. Jonas protégeait tant bien que mal les offrandes empilées dans la pelisse qu’il portait à bout de bras. Au-dessus d’eux, les éclairs recommençaient à zébrer le ciel et le tonnerre faisait entendre son grondement sourd.
— Fang pourrait-il raconter à Jonas son histoire ? Que fait-il au milieu de cette forêt, sans tribus ?
Le jeune homme blond sembla hésiter un instant…
— C’est une longue histoire, fit il enfin.
Le géant attendait la suite, mais son nouveau compagnon resta silencieux.
Au sortir des buissons de fleurs, un bosquet de bouleaux se dressait : les troncs blancs étaient comme un défi lancé à la forêt de pins noirs.
— C’est ici, fit simplement Fang.
Mais Jonas crut distinguer dans sa voix une intense émotion.
— Yllia est ici, s’étonna le géant ? Mais les anciens parlent d’un trône d’argent entouré du feu des étoiles.
Fang soupira :
— C’est pourtant dans ce bosquet que Yllia a trouvé refuge.
Incrédule, Jonas fit un pas en avant. L’air était lourd et chargé d’électricité. Le géant jeta un coup d’œil interrogateur à Fang, pour s’apercevoir que ce dernier restait hors du périmètre des bouleaux, en se tordant les mains.
—Vas y, Jonas, souffla celui-ci, visiblement en proie à un grave combat intérieur. Je ne sais pas si je pourrai te suivre.
Le géant esquissa un sourire encourageant et, le regard décidé, il s’enfonça entre les troncs d’albâtre.
Le faîte des arbres était agité par les bourrasques d’un vent violent mais l’air était curieusement immobile au niveau du sol. Il faisait même sensiblement plus chaud que dans le reste de la forêt et aucune goutte de pluie ne venait troubler la tranquillité du lieu. Après avoir passé de longues semaines à errer sous des trombes d’eau avec la boue comme seul compagnon, l’endroit faisait figure d’Eden pour le géant harassé.
Jonas avança ainsi au hasard jusqu'à atteindre une petite clairière. L’herbe y était d’un vert intense, parsemée d’une dentelle de petites fleurs blanches.
C’est alors qu’un faible gémissement s’éleva d’un bouquet de lierre qui encerclait un vieux bouleau. Jonas s’approcha avec précaution. Il déposa sa masse et ses offrandes dans la clairière et écarta les taillis.
Le spectacle le laissa sans voix.
Une jeune femme, probablement d’une vingtaine d’années à peine, était allongée sur un lit de fougères. Son visage encadré de longs cheveux noirs était baigné de sueur.
— Mais, cette fille est enceinte, s’exclama Jonas en découvrant le ventre rond !
Pour toute réponse, elle poussa un long hurlement de douleur, en cambrant le dos.
Le géant se releva d’un bond et partit comme une flèche vers l’endroit où il avait laissé son compagnon.
— Fang ! Fang !
Il retrouva le jeune homme blond à la lisière du bosquet de bouleaux.
— Fang, souffla le géant, hors d’haleine ! Jonas a trouvé une jeune fille qui porte la vie. Un enfant va naître avant la levée du jour.
Le jeune homme blêmit :
– Conduis-moi, ami.
Le géant repartit aussi vite qu’il était venu vers la clairière, ne prenant pas garde aux branche basses qu’il arrachait sur son passage. Il retourna ainsi auprès de la jeune femme, qui continuait à gémir en se tordant de douleur.
— Le travail est commencé, murmura le géant. Que Danu, déesse de la fertilité, nous vienne en aide.
Fang restait interdit, contemplant tour à tour le visage tiré par la douleur et le ventre rond de la jeune femme qui gémissait.
— Mon aimée, soupira t il, des larmes dans les yeux.
Comme ramenée à la réalité, la jeune femme releva la tête :
— Fang ? Tu es là ?
— Jamais je ne t’abandonnerai mon amour, répondit le jeune homme en tombant à genoux.
Interloqué, le géant ne perdait pas le sens des priorités.
— Jonas a aidé à mettre au monde tous les enfants de ses frères et sœurs. Jonas saura accueillir la vie que porte ce ventre si la jeune demoiselle est d’accord.
La jeune fille sembla découvrir le géant pour la première fois. Jonas se sentit transpercé par le regard bleu azur qu’elle lui lança et il rougit malgré lui.
— Ton assistance est la bienvenue, Jonas, déclara-t-elle d’une voix claire.
— Mais je ne veux pas que cet homme soit présent, acheva-t-elle en désignant Fang d’une main fatiguée.
— Jeune demoiselle, Jonas ne pourra accueillir la vie tout seul car ses mains sont bien trop grandes pour un petit d’homme. Fang reste.
La jeune femme se releva sur un coude et son visage se crispa de colère. Elle ouvrit la bouche mais une contraction lui vrilla les reins et elle retomba en arrière dans un hurlement.
Sous les ordres du géant, Fang releva les jambes de la jeunes femme et les écarta doucement pour permettre à l’enfant de sortir. Jonas sortit d’un petit sac attaché à sa cuisse une poignée d’herbes qu’il broya dans sa paume avec une pierre avant d’en badigeonner le ventre rond.
— Et maintenant, que la jeune demoiselle pousse, ordonna le géant de sa grosse voix.
La jeune femme sembla résister.
— Par tous les démons ophidiens, jura Jonas ! La jeune demoiselle doit pousser sans tarder !
Une nouvelle contraction survint comme un coup de poignard. En larme, la jeune fille se décida et poussa.
— A présent, que son souffle soit plus fort que les forges des nains dans la montagne.
Le géant fit répéter l’opération pendant plusieurs minutes qui parurent une éternité à Fang qui lançait des encouragements.
Soudain le jeune homme blond eu un sursaut :
— Je vois la tête !
La jeune femme tendit un bras vers le ciel en gémissant :
— Je ne veux pas de cet enfant !
— Que la Demoiselle se concentre, gronda Jonas. Il ne lui appartient plus de décider.
Mais la jeune fille continua :
— Fang, tu as ourdi et manigancé avec mes ennemis pour avoir cet enfant de moi. Tu as pactisé avec la Bête pour me séduire.
Elle s’arrêta un instant pour souffler. Dans les cieux, les nuages s’affrontaient comme de gigantesques vagues d’un noir d’encre et les éclairs illuminaient la scène d’une lueur bleutée.
— Ma déesse, s’écria Fang en blêmissant. Quel autre moyen avais-je pour attirer ton regard ? Rien de ce que j’ai entrepris n’a été fait autrement que par amour de toi.
— Tu m’as trompée et tu oses parler d’amour, rugit la jeune fille? L’enfant à naître sera maudit. Tu as accepté que la Bête te métamorphose de loup en humain pour arriver à tes fins ? Parfait : Fang, grand loup gris de Diisha, toi qui aimais les plaisirs de la chasse plus qu’aucun autre de tes congénères, tu verras le fruit de ta chair animé du plus terrible instinct de prédation que la création ait jamais vu. Aucun être humain, aucun loup ne pourra s’en approcher sans subir la loi de la chasse. Même toi Fang, tu ne pourras que les observer de loin, sous peine d’être dévoré par tes propres descendants !
Un coup de tonnerre accueillit cette déclaration, comme si Aarklash tout entier prenait acte de cette malédiction.
Jonas restait immobile, terrifié par ces paroles, tandis que des larmes coulaient sur les joues de Fang.
Un vagissement de nouveau-né vint les sortir de leur torpeur.
Fang sourit et se saisit de l’enfant pour le présenter à la jeune femme. Horrifié, le géant fit un pas en arrière : le petit être avait une tête de louveteau, et son corps était couvert d’une mince fourrure d’un gris presque bleu. Mais ce n’était pas pour autant un loup : ses petites mains potelées s’ouvraient et se fermaient en battant l’air.
— Yllia, vois le nouveau-né que tu viens de maudire, déplora Fang.
Jonas ouvrit de grands yeux : il jeta un regard apeuré à la jeune femme, toujours allongée sur son lit de fougères, et tomba à genoux, face contre terre en murmurant :
— La déesse… La déesse…
— Oui, Jonas, continua Fang. Tu as devant toi Yllia, la grande déesse de la lune. Je l’ai aimée et je l’aimerai jusqu’à la fin de mon existence. Il y a encore quelques mois, je n’étais qu’un loup galopant avec ma meute dans la forêt de Diisha. La déesse se tenait près d’une cascade lorsque je la vis pour la première fois. Elle était l’être le plus magnifique que mon esprit puisse concevoir. Comme hypnotisé, je la suivais de loin pendant plusieurs jours, me nourrissant à peine. C’est alors que je croisais cet étrange génie, qui me déclara avoir pris connaissance de mon désarroi. Il proposa de me métamorphoser en humain afin d’approcher la belle déesse et de la séduire. Quel autre choix avais-je que d’accepter ? C’est ainsi que je me présentais au-devant d’Yllia.
— Tu as comploté contre moi, Fang ! Je ne te le pardonnerai jamais, cracha la déesse.
— J’étais, et je suis encore, amoureux de toi ! Et ose me dire que tu restais insensible ! Rappelle-toi nos courses au travers de Diisha, rappelle-toi ma sérénade à la lune, rappelle-toi lorsque nous avons consacré ensemble ce bosquet de bouleaux afin qu’il soit notre demeure…
Yllia baissa la tête. Fang brandit le nouveau-né :
— Cet enfant est le fruit de notre amour, pas le rejeton d’une ignominie ourdie par tes divins ennemis. La Bête a échoué : elle pensait te détruire en te donnant un loup pour partenaire. Mais tout ce qu’elle a fait, c’est te donner un peuple ! Ton peuple, Yllia ! Les Wolfens ! Cet enfant en est le premier né, prends-en grand soin.
Fang déposa doucement le nouveau-né sur le sein de la déesse. Le petit être couina en blottissant son museau dans le cou de sa mère.
Emue, Yllia leva des yeux pleins de larmes vers celui qui avait été un loup :
— Je ne peux défaire une malédiction divine, murmura-t-elle dans un sanglot. Fang, qu’est ce que j’ai fait ?
Elle resta un moment silencieuse, berçant son fils et versant des pleurs amers. Elle releva soudain la tête, une lueur nouvelle dans le regard :
— Il n’est pas dit que Yllia n’aura fait que maudire son peuple à sa naissance.
La belle déesse frappa du poing sur le sol jonché de fougères :
— J’offre à mes enfants la liberté : aucune entrave ne viendra jamais brider mon peuple, et les chaînes des hommes, des nains ou des ophidiens ne pourront jamais se poser sur un Wolfen.
Yllia soupira en serrant l’enfant contre son sein :
— Dans ma folie, je t’ai retiré l’amitié des hommes et des loups. Mais les Wolfens ne seront jamais seuls : il leur suffira de se tourner vers l’astre lunaire et j’apaiserai les plaies de leur âme.
La déesse se tourna vers Fang :
— Ce peuple est aussi le tien. Les temps approchent où les dieux devront se retirer d’Aarklash jusque dans leurs palais dans les cieux ou sous la terre. Tu seras alors mon relais. Tu conserveras le pouvoir de te changer en homme ou en loup, et tu veilleras de loin sur tes enfants, en prenant garde à ce que la Bête ne s’en approche jamais.
Jonas était toujours à genoux, les mains jointes, n’osant pas lever les yeux vers la déesse.
— Quant à toi, Jonas au cœur pur, continua-t-elle, je n’ai rien à t’offrir, si ce n’est que mon fils portera ton nom.
Yllia, aidée de Fang, brandit son fils vers le ciel :
— Voici Jonas, premier né des Wolfens !
Et pour la première fois depuis des mois, les nuages qui encombraient le ciel s’écartèrent, dévoilant une lune ronde et étincelante, qui illumina Aarklash des ses rayons argentés.