Peau Neuve
Peau Neuve
Par Guillaume « Metatron » Woerner
Medard renifla le parchemin jaunit couvert d'une écriture délavée en patte de mouche.
« Mais, c'est... »
Il reposa les feuillets avec un air de dégoût.
« C'est écrit sur de la peau humaine ? »
Metatron avait beaucoup voyagé et de toute évidence, il n'était pas allé que dans des coins civilisés.
Du bout des doits, Medard remit le parchemin dans son étui et se mit en devoir de retranscrire le texte sur du bon vieux papier pelure.
« Filons d'ici, il est encore temps ! »
Matezzo, frigorifié dans son pourpoint bleu, scrutait les boyaux qui plongeaient dans les ténèbres avec appréhension.
« Ne sois pas ridicule. Nous avons misé beaucoup d'argent sur cette affaire »
Aldo décocha à son associé l'un de ces fameux sourire qui lui permettait de vendre une baignoire à un poisson. D'un ample mouvement du bras, il désigna les étals parfaitement agencés entre les stalagmites de la grotte.
« Les meilleures soieries de Kalienne, des fourrures sessaires, des bottes d'Akkylannies... Personne, pas même ces nains de Mid-Nor, ne pourrait résister à ces atours.
« Mon avis est que nous avons trop finassé : ces articles auraient pu être vendus aux gobelins du clan Plongegouffre que nous avons croisé tantôt.
« Et qu'aurions nous fait du prêt-à-porter ? Nos stylistes ont beaucoup travaillé pour tailler de superbes casaques aux proportions de ces nains biscornus. Les gobelins n'ont peut être aucun goût en matière de mode mais ils savent reconnaître quand un vêtement peut habiller quatre des leurs.
« Les gobelins ont des Klus sonnants et trébuchants, qui est une monnaie tout à fait honorable.
« Les Mid-Nors nous paieront avec des pierres précieuses dont, parait-il, ils ignorent la valeur. Notre fortune est assurée ! »
Matezzo secoua la tête en soupirant. Quand Aldo avait une idée en tête, il était plus facile de faire changer d'avis à un brontops.
« Et puis cette rencontre avec ces gobelins a été providentielle, puisqu'ils ont mis à notre disposition une poignée de guides qui connaissent ces souterrains comme leurs poches.
« Pour ma part, j'ai surtout retenu les édifiantes informations sur les Mid-Nors qu'ils nous ont communiqué : ce peuple n'est impliqué dans aucun commerce, à l'exception de celui des gemmes de ténèbres. Comment vont-ils réagir face à nos habits ? »
Aldo eut un geste d'agacement :
« Cela signifie que personne n'a jamais tenté ce que nous faisons aujourd'hui. Nous aurons le monopole du commerce textile avec ce peuple... et nous serons riches à en crever.
« A en crever : le terme est bien choisi. »
Cette fois, Aldo toisa son associé d'un œil sévère :
« Matezzo, les risques de cette opération étaient très clairs. La principale occupation des Mid-Nors est le pillage et la guerre. Je te rappelle néanmoins que nous avions prévus d'éventuels débordement et qu'outre nos vendeurs, nous avons cette troupe de mercenaires keltois. Sois rassuré, nous sommes sous bonne garde... »
Le cri d'un gobelin résonna soudain sous les voûtes calcaires :
« Ils arrivent ! »
Aldo frappa dans ses mains :
« Les enfants, tous en place. On sourit, on salue. Messieurs les Keltois, je vous prierais de vous tenir derrière les étals, l'épée au fourreau »
Il revint vers son associé, tétanisé au centre de la grotte :
« Laisse-moi parler, tout va bien se passer »
De l'un des boyaux provenaient le bruit de pas traînants et le cliquetis de pièces d'armures.
Le premier Mid-Nor apparut à la lumière des torches.
Aldo usa de toute la science du commerçant pour éviter de grimacer à la vue de ce corps contrefait, couturé d'une multitude de cicatrices et dont la peau violacée semblait prête à craquer à chaque mouvement.
Il était suivi d'une dizaine de ses semblables qui émergeaient à leur tour des ténèbres. Ils étaient tous armés : faucheuses, épées, hallebardes... La seule constante était l'aspect invariablement antique de leur équipement.
Aldo fit un pas en avant et exécuta une profonde révérence, faisant froufrouter les plumes de son chapeau.
« Mes beaux sirs, nous avons parcourus maints lieux depuis Cadwallon pour venir à votre rencontre. Aujourd'hui, c'est avec une joie immense que je vous propose de venir admirer les tissus les plus fins, les étoffes les plus soyeuses : de quoi confectionner des habits de prestige comme il sied à la grandeur de votre peuple. »
L'un des nains s'approcha des étals. Les jeunes vendeurs, tout prêt à prendre leurs jambes à leurs cous, continuaient pourtant de sourire dans un ultime réflexe professionnel.
De la pointe de son épée, le supposé client souleva un carré de soie multicolore et l'approcha de ses yeux morts.
Soudain inspiré, l'un des vendeurs se lança :
« Il s'agit d'un motif en vogue à Kalienne. Il se porte comme un foulard. Si je puis me permettre, il est assorti avec ce... »
Le Mid-Nor l'interrompit en balayant l'étal d'un revers de son arme, précipitant les délicats articles au sol dans un froufrou chatoyant.
Aldo fit un geste aux Keltois qui s'apprêtaient à corriger l'importun.
« Messire voudra peut être jeter un œil à nos cuirs akkylaniens, solides tout en restant souples... »
Le Mid-Nor n'écoutait pas : il dévisageait le vendeur qui lui avait adressé la parole avec beaucoup d'intérêt.
D'un geste maladroit, il effleura le bras du jeune homme tétanisé par la peur.
Puis il palpa la chair et un sourire déforma son visage à demi putréfié.
Le nain se retourna vers Aldo et désigna le jeune homme. Sans attendre de réponse, il lança une bourse aux flancs rebondis au pied du marchand. Celle-ci émit le tintement caractéristique de l'appel de la fortune.
Aldo salua :
« Messire, servez-vous : je puis vous garantir que vous serez comblé par cette peau jeune et fraîche »
Le Mid-Nor fit signe à ses congénères qui s'avancèrent vers les vendeurs, qui n'en menaient pas large.
Incapable de réagir, Matezzo ne reprit ses esprits que lorsque le dernier Mid-Nor disparut dans les ténèbres, emportant avec lui son article dont les hurlements résonnaient dans les cavernes souterraines.
« Par tous les dieux, Aldo, qu'as tu fait !
« Je leur ai vendu des habits, qu'ils porteront très prêt du corps.
« Tu veux dire qu'ils vont prendre leur peau ?
« De toute évidence : la leur part en morceau et doit être renouvelée. Nous connaissons à présent leur besoin et le prix qu'ils sont prêts à y mettre » Aldo fit miroiter une magnifique émeraude brute sous le nez de son associé.
Matezzo frissonna mais ne put retenir un sourire :
« Planifions tout de suite la prochaine livraison »